Chapitre 15
Le premier mois, apprendre à se connaître se révéla un rien délicat.
Le second, parvenir à s’accommoder de ce qu’ils avaient appris à connaître mutuellement l’un de l’autre le premier s’avéra bien plus facile.
Le troisième mois, celui où leur parvint le colis, fut particulièrement épineux.
Pour commencer, il y avait un problème, ne fût-ce que pour définir ce qu’était un mois. L’affaire avait été une agréable sinécure pour Arthur. Sur Lamuella, les journées faisaient juste un peu plus de vingt-cinq heures, ce qui, fondamentalement, signifiait une heure de grasse matinée supplémentaire chaque jour, et bien sûr, l’obligation de remettre régulièrement sa montre à l’heure, ce qui n’avait rien d’une corvée pour Arthur.
Il s’était également fait sans peine au nombre de soleils et de lunes que possédait Lamuella – un de chaque – contrairement à certaines planètes explorées entre-temps et qui en avaient toujours des quantités ridicules.
La planète parcourait son orbite autour de son soleil unique en trois cents jours, ce qui était également un bon chiffre car il signifiait qu’une année ne s’éternisait pas. La lune décrivait son orbite autour de Lamuella un peu plus de neuf fois par an, ce qui signifiait qu’un mois durait un petit peu plus de trente jours, ce qui était absolument parfait car cela vous donnait un peu plus de temps pour régler les problèmes. Bref, ce monde n’était pas seulement rassurant, comme la Terre, il représentait un réel progrès.
Aléa, en revanche, s’imaginait prise au piège d’un cauchemar récurrent. Elle avait des crises de larmes et croyait que la lune venait la chercher. La preuve : elle était là chaque nuit, et lorsqu’elle se couchait, c’était au tour du soleil d’apparaître et de se lancer à ses trousses. Encore et encore.
Trillian avait prévenu Arthur qu’Aléa pourrait éprouver quelque difficulté à se plier à un mode de vie plus régulier que celui qu’elle avait connu jusqu’ici, mais Arthur n’avait pas franchement prévu de la voir hurler à la lune.
Il n’avait bien sûr rien prévu de tout ça.
Sa fille. Une fille ?
Sa fille à lui. À lui ? Trillian et lui n’avaient même pas… jamais… non ? Il était absolument convaincu qu’il s’en souviendrait. Et Zaphod, alors ?
— Pas de la même espèce, avait répondu Trillian. Quand j’ai décidé que je voulais un gosse, on m’a fait subir toute une batterie de tests génétiques pour ne trouver en définitive qu’un seul candidat possible. Ce n’est que plus tard que l’évidence m’est apparue. J’ai refait une vérification. Je ne m’étais pas trompée. Ils n’aiment pas trop vous le dire mais j’ai insisté.
— Tu veux dire que tu es allée à une banque d’A.D.N. ? avait demandé Arthur, les yeux ronds.
— Oui. Mais mon enfant n’était pas aussi aléatoire que le suggère son prénom parce que, bien entendu, tu étais l’unique donneur homo sapiens. Je dois néanmoins ajouter que t’as l’air d’avoir été un client régulier.
Arthur avait contemplé avec ébahissement la fille à l’air triste qui s’appuyait, l’air godiche, contre le montant de la porte, et le regardait.
— Mais enfin… depuis quand… ?
— Tu veux dire, quel âge a-t-elle ?
— Oui.
— Pas le bon.
— Comment ça ?
— Eh bien, je n’en ai pas la moindre idée.
— Quoi ?
— Eh bien, dans ma ligne temporelle, je crois que ça doit faire à peu près dix ans que je l’ai, mais elle est manifestement bien plus âgée que ça. J’ai passé ma vie à avancer et reculer dans le temps, vois-tu. Le boulot. J’avais l’habitude de l’emmener chaque fois que je pouvais, mais ce n’était pas toujours possible. Par la suite, je l’ai confiée régulièrement en garderie à des fuseaux horaires stables, mais on n’arrive plus à trouver des garde-temps de confiance. On laisse ses gosses le matin et l’on ne sait absolument pas quel âge ils auront le soir. On a beau se plaindre à s’en péter les veines, ça ne sert à rien. Un jour, je l’ai laissée dans un de ces établissements quelques heures à peine, et quand je suis revenue, elle avait eu sa puberté. J’ai fait tout ce que j’ai pu, Arthur, maintenant c’est à toi de jouer. Moi, j’ai une guerre à couvrir.
Les dix premières secondes qui s’étaient écoulées après le départ de Trillian avaient sans doute été les plus longues de toute l’existence d’Arthur Dent. Le temps, comme on sait, est relatif. Vous pouvez parcourir des années-lumière à travers les étoiles et revenir, mais si vous l’avez fait à la vitesse de la lumière, à votre retour vous n’aurez peut-être vieilli que de quelques secondes tandis que votre frère jumeau (ou votre sœur jumelle) aura vieilli de vingt, trente, quarante ans ou plus, en fonction de la longueur de votre parcours.
De quoi provoquer un choc personnel intense, surtout quand vous ignoriez jusqu’ici que vous aviez un frère jumeau (ou une sœur jumelle). Vos secondes d’absence ne représentent pas un délai suffisant pour vous préparer au choc de liens familiaux nouveaux et curieusement distendus à votre retour.
Et dix secondes de silence, ce n’était pas un délai suffisant pour préparer Arthur à se resituer et à resituer l’ensemble de son existence dans une nouvelle perspective qui incluait soudain une fille entièrement inédite dont, le matin même, il n’avait pas le moins du monde commencé de soupçonner l’éventuelle existence. Vous ne bâtissez pas des liens familiaux profonds et sincères en dix malheureuses secondes, aussi vite et aussi loin que vous alliez dans cet intervalle, et Arthur ne pouvait que se sentir impuissant, désemparé et ahuri en contemplant la gamine plantée devant sa porte, les yeux obstinément tournés vers le sol.
Il supposait qu’il était vain de faire semblant de ne pas être désespéré.
Il s’approcha d’elle et la prit dans ses bras.
— Je ne t’aime pas, lui dit-il. Je suis désolé. Je ne te connais même pas encore. Mais laisse-moi quelques minutes.
Nous vivons des temps étranges.
Nous vivons également dans des lieux étranges : enfermé chacun dans son propre univers. Les gens avec qui nous peuplons nos univers sont les ombres d’autres univers entiers en intersection avec le nôtre. Être capable d’envisager l’incroyable complexité de ces récursivités infinies pour dire quelque chose comme : « Eh, salut, Ed ! Chouette bronzage. Comment va Carole ? » nécessite de considérables facultés de vision sélective ; ces facultés, toutes les entités conscientes ont réussi à les développer pour se protéger du spectacle du chaos au milieu duquel elles doivent se débattre. Alors, lâchez un peu la bride à vos gosses, d’accord ?
Extrait du Manuel pratique d’éducation dans
un univers fractalement dément.
— C’est quoi, ça ?
Arthur avait quasiment renoncé. C’est-à-dire il n’allait pas renoncer. Il refusait absolument de renoncer. Pas maintenant. Jamais. Mais s’il avait été du genre à renoncer, c’était sans doute le moment idéal pour le faire.
Non contente d’être boudeuse, d’avoir mauvais caractère, de vouloir aller jouer à l’ère paléozoïque, de ne pas voir pourquoi il fallait subir la pesanteur en permanence et de crier au soleil d’arrêter de la suivre, Aléa avait la sale manie de lui emprunter son couteau à découper pour déterrer des pierres qu’elle lançait aux oiseaux pikka parce qu’ils la regardaient d’un drôle d’air.
Arthur ne savait même pas si Lamuella avait connu une ère paléozoïque. D’après le Vieux Sakproubel, la planète avait été trouvée déjà à demi formée dans le nombril d’un perce-oreille géant à quatre heures trente et une, un glandredi après-midi, et bien qu’Arthur, en routard galactique chevronné ayant brillamment obtenu ses brevets de physique et de géographie, émît de sérieux doutes à ce sujet, c’était peine perdue que d’essayer de discuter avec le Vieux Sakproubel. Ça n’avait jamais servi à grand-chose jusqu’ici.
Il poussa un soupir et s’assit, caressant son pauvre couteau tordu et tout ébréché. Il n’arriverait à aimer Aléa que s’il se tuait avec, ou s’il la tuait, ou les deux. Ce n’était pas facile d’être père. Il savait que jamais personne n’avait prétendu que ça devait être facile, mais là n’était pas la question, car d’abord il n’avait jamais demandé à l’être.
Il faisait de son mieux. Chaque instant qu’il pouvait distraire de la confection de ses sandwiches, il le passait avec elle, à parler avec elle, se promener avec elle, s’asseoir avec elle sur la colline pour regarder le soleil descendre sur la vallée où se nichait le village, chercher à en savoir plus sur sa vie, et chercher à lui expliquer la sienne. C’était une rude tâche. Leur seul point commun, hormis le fait qu’ils possédaient des gènes presque identiques, avait à peu près la grosseur d’un pois. Ou plutôt à peu près la grosseur de Trillian, encore que leur opinion sur elle différât quelque peu.
— C’est quoi, ça ?
Il se rendit compte soudain qu’elle lui avait parlé et qu’il n’avait pas remarqué. Ou plutôt, il n’avait pas reconnu sa voix.
Au lieu du ton qu’elle employait habituellement avec lui, qui était acariâtre et agressif, elle lui posait une simple question.
Il se retourna vers elle, surpris.
Elle était juchée sur un tabouret dans le coin de la hutte, affichant cette dégaine un peu voûtée qui était la sienne, genoux serrés, pieds écartés, cheveux bruns retombant sur son visage penché pour contempler l’objet qu’elle tenait au creux de ses mains.
Arthur s’approcha, un brin nerveux.
Ses sautes d’humeur étaient extrêmement imprévisibles, mais jusqu’ici, elles avaient toujours varié du mauvais au pire. Les phases d’amère récrimination laissaient place sans crier gare à d’abjectes séances d’auto-apitoiement, puis à de longues périodes de morne désespoir ponctuées de crises soudaines de violence aveugle tournée contre les objets, accompagnées de l’exigence de se rendre dans des boîtes de nuit électriques.
Non seulement il n’y avait pas de boîtes électriques sur Lamuella, il n’y avait pas de boîtes du tout, et, en fait, pas d’électricité non plus. Il y avait une forge et une boulangerie, quelques chariots et un puits, mais c’était là le summum de la technologie lamuellaine, et une bonne partie des crises de rage insatiable d’Aléa étaient dirigées contre l’incompréhensible retard de cet endroit.
Elle arrivait à capter la Sub-Etha télé sur le petit Flexécran qu’on lui avait implanté par chirurgie au poignet, mais ça n’était pas pour la dérider vu que les programmes étaient pleins de nouvelles de trucs follement excitants qui se déroulaient partout ailleurs dans la Galaxie. La Sub-Etha lui apportait en outre de fréquentes nouvelles de sa mère, laquelle l’avait larguée ici pour aller couvrir une guerre qui semblait aujourd’hui n’avoir jamais éclaté ou à tout le moins ne pas s’être déroulée dans des conditions normales, faute de services de renseignements à la hauteur. Elle lui donnait également accès à quantité de spectacles d’aventures où tout un assortiment d’astronefs fantastiquement coûteux passaient leur temps à se percuter de plein fouet.
Les villageois étaient proprement hypnotisés par toutes ces merveilleuses images magiques qui défilaient sur son poignet. Ils n’avaient jusqu’ici vu s’écraser qu’un seul astronef et le spectacle avait été si terrifiant, d’une telle violence, d’une telle horreur, il avait provoqué tant de dégâts, de flammes et de victimes que, bêtes comme ils étaient, ils n’avaient jamais réalisé que c’était un divertissement.
Le Vieux Sakproubel avait été si étonné par la chose qu’il avait instantanément bombardé Aléa émissaire de Bob, mais il avait bien vite révisé son jugement et décidé qu’elle lui avait été en réalité envoyée pour mettre à l’épreuve sa foi, pour ne pas dire sa patience. Il était également alarmé par la quantité d’écrasements d’astronefs qu’il devait désormais incorporer à ses saints récits s’il voulait conserver l’attention des villageois et ne pas les voir se précipiter vers Aléa pour rester, comme elle, l’œil vissé sur son poignet.
Pour l’heure, elle n’avait pas l’œil vissé sur son poignet. Son poignet était éteint. Arthur s’accroupit doucement à côté d’elle pour voir ce qu’elle était en train de contempler.
C’était sa montre. Il l’avait retirée avant d’aller se doucher sous la cascade locale, et Aléa l’avait trouvée et cherchait à la mettre en marche.
— Ce n’est qu’une montre, expliqua-t-il. Ça sert à donner l’heure.
— Je sais, dit-elle. Mais t’arrêtes pas de la tripoter et elle n’arrive toujours pas à donner l’heure exacte. Ou même quelque chose d’approchant.
Elle exhiba l’afficheur inclus à son écran de poignet, qui se recalait automatiquement sur l’heure locale. Sans problèmes, son écran de poignet avait tranquillement calculé la gravité locale et la vitesse orbitale de Lamuella, relevé la course du soleil et suivi son mouvement dans le ciel, tout cela dès les premières minutes de son arrivée. Collationner ensuite tous les indices révélateurs des conventions de mesure en vigueur localement n’avait été qu’une formalité, et il s’était aussitôt recalibré en conséquence. Il faisait ce genre de choses en continu, ce qui était particulièrement utile lorsqu’on effectuait beaucoup de déplacements dans le temps comme dans l’espace.
Le front plissé, Aléa contemplait la montre de son père, qui ne faisait rien de tout ça.
Arthur y était très attaché. Elle était meilleure que toutes celles qu’il aurait pu se payer. Elle lui avait été offerte pour son vingt-deuxième anniversaire par un parrain riche et culpabilisé qui avait oublié tous ses anniversaires précédents, et même jusqu’à son nom. Elle donnait le jour, la date, les phases de la lune ; elle portait la mention « À Albert, pour son vingt et unième anniversaire », avec la date erronée gravée au dos du boîtier usé et rayé en lettres qui étaient à présent tout juste visibles.
Ces dernières années, la montre avait traversé une incroyable quantité d’épreuves dont une majorité n’auraient pas été couvertes par la garantie. Certes, il n’imaginait pas que la garantie ait mentionné de manière spécifique que la précision du mouvement était assurée exclusivement dans le cadre du champ magnétique et gravitationnel spécifique de la Terre, et pour autant que les jours auraient une durée de vingt-quatre heures et que la planète n’exploserait pas et ainsi de suite. C’était le genre de suppositions de bon sens que même des avocats retors auraient omis de mentionner.
Par chance, bien qu’automatique, sa montre était à mouvement mécanique. Nulle part ailleurs dans la Galaxie il n’aurait pu trouver des piles ayant précisément le voltage et les dimensions de celles en usage sur Terre.
— Alors à quoi servent tous ces chiffres ? demanda Aléa.
Arthur lui reprit la montre.
— Ces chiffres, tout autour, indiquent les heures. Dans la petite fenêtre à droite, on lit MAR, ce qui veut dire mardi, suivi du chiffre 14, ce qui veut dire qu’on est le quatorzième jour du mois de MAI, indication qu’on peut lire dans cette autre fenêtre, là.
— Quant à cette troisième fenêtre découpée en croissant, en haut du cadran, elle t’indique les phases de la lune. En d’autres termes, elle t’indique quelle proportion de la Lune est éclairée la nuit par le Soleil, ce qui dépend des positions relatives du Soleil, de la Lune et, eh bien… de la Terre.
— La Terre, dit Aléa.
— Voui.
— Et c’est de là que tu viens, et aussi de là que vient Maman.
— Voui.
Aléa lui reprit la montre des mains pour la contempler de nouveau, visiblement intriguée par quelque chose. Puis elle la porta à son oreille et écouta, perplexe.
— C’est quoi, ce bruit ?
— Le tic-tac. C’est le mécanisme qui meut la montre. Ça s’appelle un mouvement d’horlogerie. Il y a tout un tas d’engrenages et de ressorts qui servent à faire tourner les aiguilles à une vitesse bien précise pour qu’elles indiquent les heures, les minutes, les jours et ainsi de suite.
Aléa continuait d’observer l’objet.
— Il y a quelque chose qui t’intrigue, remarqua Arthur. C’est quoi ?
— Oui, admit enfin Aléa. Pourquoi n’avoir pas mis tout ça sur logiciel ?
Arthur lui suggéra un petit tour. Il sentait qu’il y avait des trucs dont ils devaient discuter, et pour une fois Aléa semblait sinon franchement amène et docile, du moins à peu près bien lunée.
Il faut dire qu’Aléa était elle-même quelque peu désemparée. Ce n’était pas qu’elle tenait vraiment à montrer son sale caractère, c’était simplement qu’elle ne savait pas comment faire autrement ou même quoi faire à la place.
Qui était ce type ? Quelle était cette vie qu’elle était censée connaître ? Quel était ce monde sur lequel elle était censée la connaître ? Et quel était cet univers qui n’arrêtait pas de lui assaillir les yeux et les oreilles ? À quoi rimait-il ? Que voulait-il ?
Elle était née à bord d’un vaisseau spatial parti de nulle part pour se rendre ailleurs, et quand il avait abordé ailleurs, cet ailleurs s’était révélé être un nouveau nulle part d’où repartir ailleurs et ainsi de suite.
Pour elle, c’était chose normale que d’être toujours censé se retrouver ailleurs. Normal d’avoir toujours l’impression de se trouver au mauvais endroit.
Là-dessus, le voyage à temps constant n’avait fait qu’aggraver le problème en l’amenant à avoir l’impression non seulement de toujours se trouver au mauvais endroit, mais en plus, au mauvais moment.
Elle n’en avait jamais eu pleinement conscience, car elle n’avait jamais ressenti les choses différemment, tout comme il ne lui avait jamais paru bizarre d’avoir, où qu’elle aille ou presque, à se lester ou à enfiler une tenue antigravité et à s’équiper plus ou moins régulièrement d’un appareil respiratoire. Les seuls endroits où l’on pouvait se sentir à l’aise étaient les mondes conçus pour que vous y habitiez – les réalités virtuelles des boîtes électriques. Il ne lui était jamais venu à l’idée que l’Univers réel fût un endroit où l’on pût avoir sa place.
Et cela incluait ce trou nommé Lamuella où sa mère l’avait abandonnée. Et cela incluait également cet individu qui lui avait conféré ce don magique et précieux de la vie en échange d’un simple surclassement en première. Une chance encore qu’il se soit révélé plutôt du genre cool et sympa, sinon il y aurait eu du dégât. Vraiment. Elle gardait dans la poche un caillou particulièrement acéré avec lequel elle pouvait causer pas mal de dégâts.
Il peut être fort dangereux de voir les choses du point de vue d’un tiers quand on n’a pas l’entraînement adéquat.
Ils étaient assis à l’endroit qu’Arthur appréciait tout particulièrement, au flanc d’une colline dominant la vallée. Le soleil descendait au-dessus du village.
La seule chose qu’Arthur n’appréciait pas trop était la possibilité d’entrevoir la vallée voisine, où un noir sillon de taillis touffu dans la sylve marquait l’endroit où le vaisseau s’était écrasé. Mais peut-être était-ce justement ce qui le ramenait toujours ici. Il y avait quantité d’autres endroits d’où l’on pouvait embrasser le paysage luxuriant de Lamuella, mais c’était le seul vers lequel il se sentait attiré, avec cette tache de peur et de souffrance qui se nichait, irritante, juste à la lisière de son champ visuel.
Il n’était jamais retourné là-bas depuis qu’on l’avait extrait de l’épave.
Pas question.
Ce serait insupportable.
En fait, il avait fait une partie du chemin le lendemain même, alors qu’il était encore hébété, étourdi par le choc. Il avait une jambe brisée, deux côtes cassées, quelques vilaines brûlures, et ne pensait pas vraiment de façon cohérente, mais il avait persuadé les villageois de le ramener et ces derniers, mal à l’aise, avaient accepté. Il n’avait toutefois pas été capable de revenir à l’endroit précis où le sol avait bouillonné et fondu, et finalement, clopin-clopant, il s’était à jamais détourné de ce spectacle d’horreur.
Bientôt, le bruit s’était répandu que tout le secteur était hanté, et dès lors, plus personne n’avait osé s’y risquer. La région regorgeait de vallées superbes, verdoyantes et délicieuses – à quoi bon aller se balader dans un coin aussi inquiétant ? Mieux valait laisser le passé tranquille et laisser le présent s’avancer vers l’avenir.
Aléa tenait la montre au creux de ses mains, la faisant tourner avec lenteur pour voir les ombres allongées des chauds rayons du couchant jouer sur les rayures et les griffures du verre épais. Ça la fascinait de contempler la petite trotteuse arachnéenne qui poursuivait sa course tictaquante. Chaque fois qu’elle avait achevé une révolution complète, la plus longue des deux grandes aiguilles avait avancé précisément d’une graduation sur les soixante finement inscrites à la périphérie du cadran. Et quand la grande aiguille avait à son tour décrit un tour complet, la plus petite avait avancé jusqu’au grand chiffre suivant.
— Cela fait plus d’une heure que tu l’observes, remarqua tranquillement Arthur.
— Je sais, dit-elle. Une heure, c’est quand la grande aiguille a fait un tour complet, c’est ça ?
— C’est exact.
— Alors, je l’observe depuis une heure et dix-sept minutes.
Elle sourit avec un plaisir intense et mystérieux, puis elle bougea légèrement pour se caler, juste un peu, au creux de son bras. Arthur sentit s’échapper le petit soupir qu’il avait retenu dans sa poitrine depuis des semaines. Il avait envie d’entourer de ses bras les épaules de sa fille, mais il sentait qu’il était encore trop tôt et qu’elle risquait de le fuir, intimidée. N’empêche que quelque chose s’était mis en branle. Quelque chose se détendait en elle. La montre signifiait quelque chose pour elle alors que rien dans sa vie n’y était encore parvenu. Arthur n’était pas certain d’avoir bien saisi de quoi il s’agissait, mais il éprouvait une satisfaction profonde, un grand soulagement à voir que ce quelque chose avait réussi à l’atteindre.
— Explique-moi encore, dit Aléa.
— Il n’y a rien de bien sorcier, en vérité. Le mouvement d’horlogerie est une chose qui s’est perfectionnée sur des centaines d’années…
— Des années terrestres.
— Oui. La montre est devenue un objet de plus en plus fin et compliqué. Sa fabrication réclame énormément de délicatesse et de qualification. Il faut qu’elle soit toute petite, et elle doit continuer de marcher avec précision, quelles que soient les secousses qu’on lui imprime et les chutes qu’elle est susceptible de subir.
— Mais seulement sur une unique planète ?
— Eh bien, c’est là qu’on l’a fabriquée, vois-tu. Elle n’a jamais été prévue pour aller ailleurs et tenir compte d’autres soleils, d’autres lunes, d’autres champs magnétiques et ainsi de suite. Je veux dire, elle continue de marcher à la perfection, mais, en fait, ça n’a pas beaucoup d’intérêt si loin de la Suisse.
— Si loin d’où ?
— De la Suisse. C’est là qu’on les fabriquait. Un petit pays montagneux. D’une propreté assommante. Les gens qui les fabriquaient ne savaient pas vraiment qu’il existait d’autres mondes.
— Ignorer un truc pareil, c’est quand même gros.
— Euh… certes.
— Et d’où venaient-ils donc ?
— Eh bien, c’est que, n’est-ce pas… nous avons, comme qui dirait, grandi là-bas. Nous avons évolué sur Terre. À partir de quoi, je l’ignore, une espèce de boue, quelque chose comme ça…
— Comme cette montre.
— Hum… Je ne crois pas que la montre soit issue de la boue.
— Tu ne comprends rien !
Aléa s’était soudain dressée et hurlait.
— Tu ne comprends rien ! Tu ne me comprends pas, tu ne comprends rien à rien ! Je te déteste, t’es tellement stupide !
Et elle se mit à dévaler la colline, serrant toujours la montre et hurlant qu’elle le détestait.
Arthur se dressa lui aussi, ébahi, éperdu. Il partit à ses trousses, courant au milieu des touffes d’herbe filandreuses. Il avait du mal à courir, il souffrait. Quand il s’était brisé la jambe dans l’accident, il avait eu droit à une vilaine fracture et la jambe s’était mal ressoudée. Il titubait et grimaçait à chaque pas.
Brusquement, elle se retourna et lui fit face, le visage assombri par la colère.
Elle brandit la montre.
— Tu ne comprends donc pas qu’il y a un endroit où cet objet est chez lui ? Un endroit où il marche ? Un endroit où il a sa place ?
Elle fit demi-tour et reprit sa course. Elle était mince, elle avait le pied léger, et Arthur avait bien du mal à suivre son rythme.
Son problème n’était pas de ne pas avoir escompté que la tâche de père fût aussi difficile ; tout simplement, il n’avait jamais escompté être père, et surtout pas d’une manière aussi soudaine qu’imprévue sur une planète étrangère.
Aléa se retournait à intervalles réguliers pour lui crier après. Bizarrement, il s’arrêtait à chaque fois.
— Pour qui tu me prends ? demandait-elle, furieuse. Pour ton surclassement en première ? Et M’man, j’étais quoi pour elle, à ton avis ? Une espèce de billet d’accès à la vie qu’elle n’a jamais eue ?
— Je ne sais pas ce que tu veux dire par là, répondit Arthur, tout essoufflé et tout endolori.
— Tu ne sais jamais ce que veut dire quoi que ce soit !
— Que veux-tu dire ?
— La ferme ! La ferme ! LA FERME !
— Dis-moi ! Dis-moi, je t’en prie ! Que veux-tu dire, la vie qu’elle n’a jamais eue ?
— Elle aurait voulu rester sur Terre ! Elle aurait voulu ne pas accompagner ce bougre de crétin de boule de gomme de Zaphod ! Elle estime qu’elle aurait pu connaître une existence différente !
— Mais, protesta Arthur, elle aurait été tuée ! Elle aurait été tuée dans la destruction de sa planète !
— Eh bien, c’est une existence différente, non ?
— C’est…
— Elle aurait pas eu à m’avoir ! Elle me déteste !
— Tu ne peux pas dire une chose pareille ! Comment quelqu’un peut-il… enfin, je veux dire…
— Elle m’a eue parce que j’étais censée l’aider à recoller les morceaux. Ce devait être mon boulot. Mais avec moi, c’était encore pire ! Alors, elle m’a mise de côté et elle a continué cette vie stupide !
— Que trouves-tu de stupide à sa vie ? Elle est fantastiquement réussie, non ? On la voit partout dans l’espace et le temps, elle est sur tous les réseaux de Sub-Etha télé…
— Stupide ! Stupide ! Stupide ! Stupide !
Aléa se retourna et repartit au pas de course.
Définitivement incapable de la suivre, Arthur finit par s’asseoir un peu, le temps que s’atténue sa douleur à la jambe. Quant au tourment dans sa tête, il ne savait pas du tout comment le calmer.
Clopin-clopant, il regagna le village une heure plus tard. La nuit tombait. Les villageois qu’il croisait le saluaient, mais on sentait qu’il régnait une certaine nervosité, un air de ne pas trop savoir ce qui se passait ou ce qu’il convenait de faire. On avait vu le Vieux Sakproubel tirailler sans arrêt sa barbe et regarder la lune, et cela non plus ne présageait rien de bon.
Arthur pénétra dans sa hutte.
Aléa était assise, silencieuse, penchée sur la table.
— Je suis désolée, dit-elle. Je suis absolument désolée.
— Ce n’est rien, dit Arthur aussi doucement que possible. C’est bien de… d’avoir une petite discussion, quoi. Il y a tant de choses que chacun de nous doit apprendre et comprendre de l’autre, et puis, la vie, eh bien, ce n’est pas seulement du thé et des sandwiches…
— Oh, je suis tellement, tellement désolée, répéta-t-elle, en sanglots.
Arthur s’approcha d’elle et lui passa un bras autour des épaules. Elle ne résista pas, ne se déroba pas. Puis Arthur découvrit pourquoi elle était désolée à ce point.
Dans le cercle de lumière dispensé par la lanterne lamuellaine, il y avait la montre d’Arthur. Aléa en avait ouvert le dos en faisant levier avec le couteau à beurre, et tous les fragiles et minuscules leviers, ressorts et rouages gisaient, empilés de travers, tels qu’elle les avait abandonnés après les avoir consciencieusement tripatouillés.
— Je voulais juste savoir comment ça marchait, dit Aléa. Comment s’agençaient toutes les pièces. Oh, je suis tellement désolée ! J’arrive pas à les remettre en place. Je suis désolée, désolée, désolée. Je sais pas quoi faire. Je te la ferai réparer ! C’est vrai ! Je te la ferai réparer !
Le lendemain, Sakproubel se pointa et se mit à longuement invoquer Bob. Il essaya d’exercer une influence apaisante en invitant Aléa à laisser son esprit s’abandonner à l’ineffable mystère du perce-oreille géant. Aléa répondit qu’il n’y avait pas de perce-oreille géant et Sakproubel devint d’un calme glacial et l’avertit qu’elle serait chassée dans les ténèbres extérieures. Aléa répondit, à la bonne heure, c’était là qu’elle était née, et le lendemain, le colis arriva.
Les évènements commençaient à se précipiter. En fait, quand le colis arriva, livré par une espèce de navette robot automatique jaillie du ciel avec force bruits de navette robot automatique, il entraîna dans tout le village l’impression grandissante que ça faisait presque un évènement de trop.
Ce n’était pas la faute de la navette robot automatique. Tout ce qu’elle demandait, c’était la signature d’Arthur Dent, ou l’empreinte de son pouce, voire quelques rognures de cellules épidermiques raclées au bas du cou, et elle repartirait vite fait. En attendant, elle patientait, pas trop sûre de comprendre les raisons de tout ce ressentiment. Dans l’intervalle, Kirp avait capturé un autre poisson à deux têtes, mais un examen plus attentif révéla qu’il s’agissait en fait de deux poissons coupés en deux et assez grossièrement recousus ensemble, de sorte que non seulement Kirp n’avait pas réussi à renouveler l’intérêt pour les poissons bicéphales mais il avait même jeté un sérieux doute sur l’authenticité du premier spécimen. Seuls les oiseaux pikka continuaient, semblait-il, à tout trouver parfaitement normal.
La navette robot automatique obtint la signature d’Arthur et repartit sans demander son reste. Arthur rapporta le colis dans sa hutte, se rassit et le contempla.
— Ouvrons-le ! dit Aléa qui manifestait beaucoup plus d’entrain ce matin, depuis que tout semblait aller franchement de travers, mais Arthur refusa.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il ne m’est pas adressé.
— Mais si.
— Non, il ne l’est pas. Il est adressé à Ford Prefect, à mes bons soins.
— Ford Prefect ? Ce n’est pas celui qui…
— Si, fit Arthur, aigrement.
— J’ai entendu parler de lui.
— Je m’en doute.
— Ouvrons-le quand même. Que faire d’autre ?
— J’en sais rien, dit Arthur qui n’était vraiment pas fixé.
Dès l’aube, il avait rapporté à la forge ses couteaux endommagés ; Strinder les avait examinés et dit qu’il verrait ce qu’il pourrait faire.
Ils avaient exécuté leur manège habituel : brandir les couteaux dans les airs, tâter le point d’équilibre, le point de flexion et ainsi de suite, mais le plaisir n’y était plus et Arthur avait le triste pressentiment que les beaux jours du sandwich étaient comptés.
Il baissa la tête.
La prochaine apparition des Bêtes Parfaitement Normales était imminente, mais Arthur sentait que les festivités habituelles de la chasse et du banquet risquaient de se jouer en sourdine, voire d’être compromises. Quelque chose s’était produit ici, sur Lamuella, et Arthur avait l’horrible pressentiment d’en être responsable.
— Qu’est-ce que c’est, à ton avis ? le pressait Aléa en retournant le paquet entre ses mains.
— J’en sais rien, dit Arthur. Un truc mauvais et inquiétant, en tout cas.
— Comment tu peux le savoir ? protesta Aléa.
— Parce que tout ce qui touche à Ford Prefect a toutes les chances d’être plus mauvais et plus inquiétant que ce qui ne le touche pas, expliqua Arthur. Crois-moi.
— Il y a quelque chose qui te contrarie, pas vrai ?
Arthur soupira.
— Je me sens juste un peu inquiet et nerveux, je suppose.
— Je suis désolée, dit Aléa en reposant le paquet.
Elle voyait bien qu’il serait vraiment contrarié si elle l’ouvrait. Elle n’aurait qu’à le faire quand il aurait le dos tourné.